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Excursion archéologique en Annam

Charles Lemire

Toutes proportions gardées, les mêmes sujets d'ornementation se retrouvent dans les monuments kiams. Aussi avons-nous été amené à appliquer les descriptions faites par un Khmer, d'oeuvres plus grandioses, aux oeuvres plus modestes, mais de même style, édifiées en Annam par un peuple si différent des Annamites. Ce peuple Kiam occupait le pays avant les Annamites, qui se sont substitués à lui par droit de conquête. Le royaume des Kiams était compris entre Coabang au Tonkin et Baria, frontière de la Cochinchine, dès les premiers siècles de notre ère.
Ils sont les uns mahométans, les autres brah­manistes et bouddhistes tout à la fois. Ils connais­sent l'existence de La Mecque et ont une mosquée.
Ils pratiquent un mélange de rites brahmani­ques et bouddhiques. Ainsi, ils n'ont pas de boeufs. Ils ont une sorte de vénération craintive et reli­gieuse pour les animaux qui doivent les porter dans l'autre monde. C'est une tradition hindoue.
Les monuments kiams de l'Annam sont principalement des tours carrées, rectangu­laires ou octogonales. Elles sont ordinai­rement réunies par trois, en souvenir de la trimourti brahmanique.

Les unes sont sur les hauteurs, d'autres à l'entrée des vallées ; mais des signaux sont visibles de l'une à l'autre, et nous les avons utilisés en 1887 pour la télégraphie optique militaire.
Nous avons visité les tours d'Ivoire et de Thu Tien, les Tours d'Argent (Bang It), Les Tours d'Or (Troc Loc et Go Sat), les Tours de Cuivre (Canh Tien), celle de Binh Lam et celles de Qui Nhon.
Elles sont à la fois en gra­nit, en grès et en briques rouges. Le principe d'architec­ture est le même qu'au Cambodge : c'est le monolithe taillé et juxtaposé sans ciment. L'orne­mentation est la même ; mais les tours sont isolées et ne sont pas superposées aux intersections de galeries ou de nefs en forme de croix comme à Angkor.

Comment ces énormes blocs de grès furent-ils amenés ? On l'ignore. Comment a-t-on pu les élever pour les mettre en place ? elles ne portent que des groupes de trous de trois centimètres de profondeur. Cette pratique, qui est générale dans ces monuments comme dans ceux du Cambodge, ne pouvait, malgré ce que disent les habitants, avoir pour but de relier les pierres par des crampons de fer et encore moins de recouvrir l'édifice d'un placage métallique ou autre. M. de Lagrée, décrivant les carrières des mêmes pierres au Cambodge, dit qu'aucune pierre ne présentait dans les carrières la trace de trous.
Ceux-ci ne servaient donc pas au transport, mais à l'élévation des blocs et à leur mise en place, qu'on s'aidât de griffes, de leviers ou d'instruments qu'on ignore.
Il y avait autrefois trois tours à Qui Nhon. Les débris sculptés de l'une ont servi aux soubassements des colonnes de l'ancien magasin royal. Les deux tours qui subsistent encore se voient de loin. Leurs parois sont tapissées de verdure, et des arbustes croissent sur leurs dômes dégradés.
Et de fait, les tours kiams situées sur les collines servirent en 1887 et 1888 à notre lutte contre les rebelles. On installa à l'intérieur des postes franco-annamites et à l'extérieur un télégraphe optique.
Ces tours sont à ciel ouvert, ce dont on ne se douterait pas en les voyant de l'extérieur. La voûte a dû s'écrouler. Un socle en pierre finement ouvragé et brisé a dû supporter une grande statue. Il n'y a pas de corniches ; mais des trous carrés sur deux faces, et ronds sur les deux autres faces, devaient recevoir des traverses en bois supportant un plafond, en bois sculpté. Les portes de bois étaient à deux battants, massives et encastrées dans des crapau­dines pratiquées dans les monolithes de grès de 1 m. 60 formant encadrement.
Chacune de ces tours n'a qu'une porte carrée, s'ouvrant au soleil levant. Le peuple n'y entrait donc pas. Sur chacune des trois autres faces font saillie de fausses portes avec un tympan de fron­ton. Elles sont pleines, et leur quadruple ogive est encadrée de quatre rampes concentriques de moulures de feuillage.
La tour du nord a 7 m. 60 de côté et 4 mètres sur chaque face intérieure. Huit étages, répartis du fût des colonnes jusqu'au som­met, forment un dôme à base carrée de 25 mètres de hauteur et rappellent les huit parts des ossements du Bouddha qu'on renferma dans huit urnes pour être placées dans les tours à huit étages. Sur chaque face, les briques imitent cinq hautes colonnes carrées, au-dessus desquelles s'étagent les pierres de grès, se rapprochant par assises horizontales pour former dôme jusqu'au sommet, qui se terminait, suivant la tradition, par une boule et une flèche ver­ticale dorées. Les vieillards rapportent que l'intérieur était lamé d'or, et qu'il y a deux cent ans, l'équipage d'un navire européen qui avait déjà visité la côte et le port, revint enlever cette boule et les ornements et les emporta dans une embarcation.


Brahma, Ganeça, Vichnou

Ce qu'il y a de curieux, c'est que les socles et les chapi­teaux des colonnes, qu'ils soient en pierre ou en briques, rappellent à s'y méprendre le mode grec des plus beaux temps : c'est le même dessin général, ce sont les mêmes moulures, les mêmes ornements travaillés avec une perfec­tion presque égale. Le linteau qui relie les colon­nes offre une série de danseurs des deux sexes, à la façon cambodgienne, les jambes écartées, les bras en l'air. Le long des encadrements se déroulent des serpents nagas à tête humaine et à deux bras. Ces serpents, nous les retrouvons à l'origine de toutes les cosmogonies comme les ennemis du genre humain, mais soumis aux divinités supérieures. Les étages, ou plutôt les huit bandes doubles de pierres en saillie, for­ment le couronnement de ces édifices. Le milieu de chacune des bandes est occupé par un personnage, dieu ou roi, portant le sceptre ou l'épée. Des lions à crinière sont accroupis à ses côtés, le regardant, ainsi que des griffons à la queue en panache et des femmes tenant une tige de lotus. Dans les bandes supérieures, la figure du milieu est flanquée de petites niches ogivales symétriques qui vont en diminuant de grandeur à chaque étage. Aux angles se détachent les kruts ou garoudas. Ces êtres fantastiques ont le buste, les jambes et les bras d'une femme, une tête et un bec de chouette, ou de chien couronné, des griffes et des ailes par lesquelles ils se rattachent aux murs, comme les gargouilles de nos anciens édifices. Le garouda est la monture dont se sert Vichnou pour traverser les airs. On le voit, dans la première bande, à cheval sur le cou d'un de ces animaux, qui sont les ennemis des nagas, rappelant ainsi les combats des bons et des mauvais anges.
Les nagas ou serpents à tête de monstre résident sous les rochers servant de base à la montagne (Méru), et dans les eaux qui l'entourent. Ils sont les protecteurs de Bouddha et terribles pour les pauvres humains. Les yaks occupent une place intermé­diaire entre les démons et les anges. Ils gardent le deuxième ciel, où ils se livrent avec des femmes à des chants et des danses ; mais ils peuvent changer de forme et venir errer sur la terre et les eaux.


Tour Kiam de Qui Nhon






 
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