La place accordée au Champa ancien dans la recherche Thaï, par Mlle Daoruang WITTAYARAT, colloque international de la SACHA, musée Cernuschi, Paris, 14-15 Octobre 2005.
En Thaïlande, quoique l’intérêt porté sur le Champa ancien- à en juger par le nombre des travaux de recherche- reste encore mince, cependant, l’ethnonyme « Cham » n’est guère étranger aux historiens, notamment ceux qui s’intéressent à la période d’Ayutthaya ( 1350- 1767 A.D.) ni aux spécialistes de l’histoire des communautés musulmanes en Thaïlande. Nous savons que l’une des plus anciennes (probablement la plus importante) communautés de confession islamique de la Plaine centrale est d’origine cham ; elle se distingue actuellement sur le plan linguistique et culturel de celle de la péninsule, pourtant d’origine austronésienne elle aussi.
Dans cette communication, nous essaierons cependant de faire le point sur les travaux à caractère scientifique de chercheurs thaïlandais au sein d’un organisme scientifique en Thaïlande sur les Cham et le Champa. Nous parlerons essentiellement des travaux publiés en thaï. Par le terme « Champa » nous entendons tout espace géographique du Vietnam actuel où s’est développé une civilisation qui serait dominé par des parlers cham qui sont issus de la famille linguistique austronésienne.
Les musulmans d’origine cham- appelés jadis en thaï « Khaek Cham »- ont depuis longtemps participé à l’Histoire du Siam et puis à celle de l’actuelle Thaïlande comme témoigne aujourd’hui leur parfaite maîtrise de la langue thaï. De plus, la résistance qu’ont mené les habitants de la communauté de Ban Krua- un ancien quartier cham situé en plein centre de Bangkok- contre des projets de voies express reste emblématique de la lutte collective des Bangkokais de souche pour préserver leur quartier aussi ancien que la ville. Il n’est donc pas faux de dire que ces descendants des Cham s’inscrivent dans la continuité de l’histoire thaïlandaise. Leurs ancêtres étaient réputés être d’excellents marins et guerriers. Nous pouvons rappeler que jusqu’à une période récente, beaucoup ont choisi de faire leur carrière dans la Marine royale thaïlandaise. Au sein de cette communauté, les femmes étaient des tisserandes. La beauté de leurs soieries a émerveillé James Thompson quand celui-ci s’était installé dans le quartier après la deuxième guerre mondiale. Grâce à lui, la soie thaïe connaîtra une renommée internationale. A Ayutthaya, il paraîtrait que le travail des tisserandes cham avait déjà acquis une certaine réputation.
Travaux thaïlandais sur les Cham et le Champa
En Thaïlande, nous l’avons évoqué, rares sont les travaux sur les Cham et encore moins sur le Champa. Le Prince Damrong, dans sa chronique royale du règne de Rama II de Bangkok, a laissé quelques lignes sur les populations du Champa. On y apprend qu’elles appartiennent à plusieurs ethnies : celle des Khmers anciens ( Khom), celle des Indiens immigrés au Cambodge et celle des Malais (Malayu). On y apprend également que la plupart d’entre eux s’est convertie à l’islam d’où vient l’appellation thaï « Khaek Cham » (Cham Musulman) qui désigne les habitants du Champa. De même, il y est indiqué que le Champa est indépendant jusqu’au règne du roi Song Tham d’Ayutthaya (1620- 1628 A.D.). Sur l’histoire du Champa en thaï, on peut trouver en bibliothèque un livre d’un auteur peu connu, Pong Sono, intitulé « Pays voisins : Histoires de Chine, de Birmanie, du Vietnam, du Cambodge, du Champa et du Nan Chao », édité à Bangkok en 1990.
Si l’histoire du Champa n’a jamais été en soi un sujet d’étude pour les chercheurs thaïlandais, ceux- ci semblent s’intéresser plus volontiers à l’histoire de la population cham en Thaïlande ainsi qu’aux rôles qu’elle a joués dans l’Histoire du pays. Ainsi, à l’Institut d’Etudes Asie- Pacifique (Institute of Asia-Pacific Studies) de l’Université Srinakarinwirot de Bangkok, travaillent quelques enseignants-chercheurs s’intéressant à l’Histoire des Cham et au Champa. En 1995, Plubplung Khongchana et al. a publié à cet institut un livre intitulé « Récit du voyage chez les Cham », racontant son court voyage au Vietnam. Ce même auteur a également publié en 1999 dans la Revue d’Histoire de la Faculté de Sciences Sociales de la même université un article intitulé « Evolution historique de la communauté cham d’Ayutthaya ». Cependant, l'intérêt porté à l'Histoire des Cham en Thaïlande ne date pas d'aujourd'hui. En 1969, Phumsa-at et Santhakorani ont publié un article sur ce sujet dans "Le Siam d'autrefois".
La plus récente publication sur les Cham est parue en 2002. Il s’agit du dossier issu de la table ronde « La Page des Musulmans Cham dans l’Histoire Thaï » organisée par la Faculté de Sciences Humaines et Sociales de l’Institut Rajaphat de Thonburi et en collaboration avec l’Association Musulmane pour la Préservation de la ville de Thonburi. On peut voir dans cette démarche un certain désir de retracer l’histoire communautaire pour garder l’identité culturelle menacée par le changement trop rapide de la ville de Bangkok. La rive gauche du Chao Phraya-Thonburi- compte de nombreuses communautés musulmanes donc certaines s’y trouvaient déjà avant la fondation de Bangkok en 1782.
Quant à l’histoire de l’art, un professeur de la Faculté d’Archéologie de l’Université Silpakorn, MR. Suriyavudh Sukhsavasdi, a écrit en 1987 un manuel pour son cours sur « L’Art cham et l’Art birman ».
En 1988, Banchop Thiamthat a publié un article intitulé « L’Art cham en Thaïlande » dans la revue bimensuelle du Département des Beaux Arts (Krom Silpakorn). Si ce nom n’est pas connu dans le milieu des historiens d’art et des archéologues, cet article – malheureusement peu approfondi - nous semble le seul qui mentionne les six pièces cham du style Thap-mam actuellement exposées au Musée national de Bangkok. Ces pièces, selon l’auteur, proviennent pour la plupart de Tra-kieu et sont entrées au Musée grâce aux dons du Roi Prachathipok (Rama VII) et aux échanges avec l’Ecole française d’Extrême- Orient.
Les Cham dans l’histoire Thaï
La présence des Cham remonte à l’époque d’Ayutthaya. Dans les sources thaï, leur nom apparaît pour la première fois au XVè siècle dans la chronique dite de Luong Prasert. Il y est mentionné un toponyme « Patha Khu Cham », qui désignait un village à bord d’un canal appelé Khlong Khu Cham, au Sud de l’île de la cité d’Ayutthaya. Un des quatre marchés flottants que comptait la ville se trouvait au débouché de ce canal. Il y existe toujours une mosquée. Ces Cham ont été probablement déportés, puis installés à cet endroit suite à une guerre contre Angkor sous le règne du roi Ramesuan (1388- 1395 A.D.). Ce fait nous révèle le caractère complexe de l’histoire des Cham en Thaïlande : cette population dite Cham installée dans le royaume n’est pas originaire du Vietnam mais du Cambodge. Il se pourrait par conséquent que ces Cham soient déjà en partie khmérisés. C’est la raison pour laquelle certains historiens thaïlandais les désignent par le terme « Cham-Khmer ». Par ailleurs, il nous semble que parmi ces Cham se trouvaient des musulmans d’autres origines avec lesquels ils se sont mêlés. Une tentative de coup d’état échoué à Ayutthaya en 1686 A.D de Musulmans originaire des Célèbes , les Makkasan (Macassar) , aurait eu comme complices certains Cham de haut rang du royaume .
Une autre arrivée des Cham selon Chainarong Sripong , chercheur à l’Institut d’Etudes Asie- Pacifique, a eu lieu en 1833 A.D. Le roi Rama III de Bangkok a mené une guerre contre le Cambodge et a déporté des Cham puis les a installés au bord de Khlong Maha Nak. Ce sont ces Cham qui seront les ancêtres des musulmans de Ban Krua. Par ailleurs, jusqu’à une période récente, certains habitants de Ban Krua pouvaient encore s’exprimer dans le dialecte khmer de Battambang.
Ces Cham ont joué un rôle important dans l’histoire militaire siamoise, notamment celle de la marine. Par leur qualité de marin et leur courage physique, ils formèrent à partir du règne du roi Ekathossarot ( 1605- 1620 A.D.) un corps spécifique appelé "Asa Cham". Au cours de la dernière guerre du royaume d’Ayutthaya avec celui d’Ava en 1767 A.D, beaucoup de soldats appartenant à ce corps perdirent leur vie, les survivants descendirent le Chao Phraya pour s’établir essentiellement sur la rive gauche du fleuve, vers l’actuel Thonburi.
Le corps "Asa Cham" fit partie de l’organisation de la marine du Siam jusqu’ en 1894 A.D. , sous le règne du roi Chulalongkorn (Rama V), la défaite lors d’une bataille navale avec la marine française nécessita une modernisation. Par ailleurs, nous nous demandons si un titre militaire de haut rang apparu à la période d’Ayutthaya et réservé à l’origine à un musulman - Phraya Raja Vangsan - ne fut pas d’abord porté par un Cham. Ce titre, en quelque sorte équivalent du Chef de la Marine, disparaîtra suite à l’abolition de la monarchie absolue en 1932.
Le Champa ancien et l’Archéologie de la Thaïlande : travaux actuels et éventuels travaux futurs
Si pour l’historien thaïlandais, les Chams font partie de l’histoire Thaï depuis trois siècles. Du point de vue de l’archéologue, la présence du « Champa » en Thaïlande ne remonterait- elle pas plus loin ? Les publications récentes sur Dvaravati de spécialistes tels Phasook Indrawooth (1999) et Sakchai Saising (2004) évoquent les contacts et échanges entre populations de la côte vietnamienne et celle de la Thaïlande qui peuvent remonter à la préhistoire comme témoignent les pendentifs du type Ling-ling- O, caractéristiques de la culture de Sa- hyunh, découverts sur différents sites archéologiques en Thaïlande, à savoir : Ban Don Ta Phet dans la province de Kanchanaburi ; U- Thong, dans celle Suphan Buri et Khao Sam Kaew dans la province méridionale de Chumpon. Ces sites appartiennent à l’espace où naîtra la culture dite de Dvaravati qui dominera la Plaine centrale , une partie du plateau du Nord- Est et de la Péninsule malaise, Dvaravati étant souvent considéré par des historiens thaïlandais comme la première phase de l’Histoire de la Thaïlande.
Les historiens de l’art constatent également certaines influences de l’Art cham dans l’architecture et l’iconographie en Thaïlande. MC. Subhadradis Diskul, le premier enseignant en matière de histoire de l’art du pays, remarque dans son livre intitulé « L’Art de Thaïlande » publié en 1971 que les Chedis (Stoupa) de Wat Kaew et de Phra Boromathat Chaiya, dans la province méridionale de Surat Thani, ressemblent beaucoup à certains monuments cham du IXè s. A.D. En 1980, il a publié un article, en anglais cette fois-ci, « Chedi at Wat Keo, Chaiya, Surat Thani » dans la revue Journal of the Malayan Branch of the Royal Asiatic Society. Nous ignorons si cette remarque émane de ses propres observations ou des travaux d’un autre spécialiste. Car un autre historien de l’art, Piriya Krairiksh , s’appuyant sur les travaux de J. Y. Claeys (1931), écrit dans son livre « Art in Peninsular Thailand Prior to the Fourteenth Century A.D. » paru également en 1980 que la méthode de construction du Phra Boromathat Chaiya paraît la même que celle utilisée dans les monuments cham. Quant au Wat Kaew, son affiliation avec les monuments cham du IXè (Phô- hài) et Xè s. A.D. (Mi S’on A.1) lui paraît évidente.
Quoi qu’il en soit, les deux historiens de l’art émettent des réserves sur l’origine de ces affinités artistiques entre la Thaïlande péninsulaire et le Champa ancien. Par contre, ils s’accordent pour constater que l’Art de Java central montre les mêmes similitudes. L’histoire de l’art révèle certainement la complexité des relations entre ces différentes régions maritimes de l’Asie du Sud- Est. Sur ce point, il a fallu attendre 2000 pour avoir une explication convaincante de la part de M. Michel Jacq- Hergoualc’h dans sa communication intitulée « A propos de transferts de formes communs au Campa et au Panpan (péninsule Malaise) au IXè siècle », faite à l’assemblée générale de la SACHA, et plus tard publié dans Arts Asiatiques, que ce phénomène s’inscrivait dans le contexte politico- économique de l’époque.
Le style artistique semblable à celui du Champa n’est-il perceptible que dans le Sud de la Thaïlande? Chettha Tingsangchali, étudiant en histoire de l’art à l’Université de Silpakorn, soumet en 2000 un dossier d’étude intitulé « Phra That Phanom : une vérification de certaines influences cham ». Ce monument, situé sur la rive droite du Mékong en face de la ville laotienne de Tha Khaek au sud de Vientiane, est bien loin des voies maritimes. Si cette démarche se révèle prometteuse, elle ouvrira probablement une autre piste de recherche sur les contacts du Champa ancien et le Nord- Est de la Thaïlande. Ces contacts auraient suivi les voies terrestres et fluviales au lieu des voies maritimes.
Il nous apparaît que le Champa ancien n’est qu’un objet d’étude périphérique et marginale dans la recherche Thaï. Le Champa peut prendre une place plus importante dans la recherche historique et archéologique thaïlandaise dans la nécessité de remonter aux diverses sources qui constituent l’Histoire de la Thaïlande et ceci pour mieux la comprendre.
Orientation bibliographique
En langues occidentales:
Claeys, J.-Y. " L'Archéologie du Siam", Bulletin de l'Ecole française d'Extrême- Orient, 1931, pp. 361- 448.
Diskul, Subhadradis M.C. "Chedi at Wat Keo, Chaiya, Surat Thani", Journal of the Malayan Branch of the Royal Asiatic Society, vol. LII, 2, pp. 1-4.
Glover, I.C. "The Excavation of J.-Y. Claeys at Tra- Kieu, Central Vietnam, 1927-28: from the unpublished archives of the EFEO, Paris and records in the possession of the Claeys family ", Journal of the Siam Society, vol. 85, Parts 1 & 2, 1997, pp. 173- 182.
Jacq- Hergoualc'h. "A propos de transferts de formes communes au Campa et au Panpan (péninsule Malaise) au IXè siècles, Arts Asiatiques, Tome 56, 2001, pp. 45- 60.
Krairik, Piriya. Art in Peninsular Thailand prior to he Fourteenth A.D., Bangkok, Fine Arts Department,1981.